Une histoire du livre africain pour la jeunesse (première partie)
Par Raphaël Thierry
Premier volet de ce dossier mensuel en six parties que je consacre aux dynamiques de l’édition africaine pour la jeunesse dans l’espace francophone depuis les années 1980.
Un fleuve aux multiples méandres
Comment aborder un sujet comme le livre africain pour la jeunesse ? Il y aurait deux possibilités : à partir d’un spectre large, ou bien selon une focale plus précise. C’est paradoxalement le piège de l’étude de ces sujets dont, plus on en creuse la surface, et plus elles recèlent de galeries, multipliant les pistes possibles, ouvrant sans cesse de nouvelles fenêtres, elles-mêmes ouvertes sur de nouvelles perspectives ; l’ensemble rend alors, rapidement, illusoire la possibilité de saisir la totalité d’une image. Il en va ainsi de l’édition africaine pour la jeunesse, qui pourrait sembler un sujet assez précis de prime abord, forme de « sous-partie » spécialisée de l’édition en Afrique, mais qui représente plutôt un thème « univers », au carrefour de mille langues, cent-mille livres, un million d’imaginaires. Ainsi, dans le contexte d’un article retraçant les dynamiques du livre africain pour la jeunesse au cours des dernières décennies, il me semble d’avantage réaliste de proposer des éléments de repères, qui esquisseraient le contour d’une petite histoire, racontant certains moments d’évolution d’un corpus sans cesse plus vaste et complexe.
Il est sans doute plus facile de commencer avec quelqu’un. Ce « quelqu’un » pour reprendre l’histoire là où je l’avais laissée, c’est l’écrivain et éditeur malien Moussa Konaté, dont je saluais la mémoire il y a deux années dans la revue Takam Tikou[1]. A la lecture des multiples hommages qui se sont succédés après sa mort, il était alors évident que l’influence de ce dernier avait dépassé de loin les frontières de genres, de professions, voire de géographies. Si la trajectoire singulière de Konaté – citoyen de la littérature gravitant entre le Mali et la France, l’Afrique et le « tout-monde » – expliquait en grande partie le choc de sa disparition soudaine, sans doute puis-je aujourd’hui affirmer que c’est aussi – surtout – parce que son travail a pris corps en plein cœur d’une période clef des relations culturelles internationales. Dans cette période, le travail d’un éditeur malien de littérature jeunesse pouvait prendre son essor à partir de Bamako, et participer à ce que l’on pourra peut-être plus tard analyser comme la fondation d’un champ littéraire de la littérature africaine pour la jeunesse.
Au-delà du souci de continuité, choisir Moussa Konaté comme point de départ d’un article en grande partie basé sur les archives de la revue Takam Tikou a un intérêt bien particulier, car les trajectoires de cette revue française et de cet écrivain et éditeur malien se croisent à plusieurs reprises. Elles ont en fait le même point de départ : Bamako, dans la première moitié des années 1980.
Souvenons-nous : lorsque Konaté amorce son travail d’écrivain en 1981, il est un jeune enseignant dans la capitale malienne, et publie des premiers textes d’abord en France, chez Présence Africaine : Le prix de l’âme (1981), puis Une aube incertaine (1985). Dans ce second roman, il s’agit de questionner le poids de l’autorité, du fatalisme et du legs des responsabilités. Si l’aube est incertaine, c’est parce que celle-ci dépend avant tout d’une prise de liberté, d’un refus du déterminisme social, et culturel. Mais à l’exception d’une structure d’État plus proche de l’imprimeur que de l’éditeur[2], il n’y a pas de maison d’édition au Mali à l’époque et Konaté comme toute une génération d’auteurs et d’illustrateurs se tourne vers l’édition du Nord pour publier ses œuvres[3]. Son implication au sein de l’édition malienne débutera en fait en 1988, lorsqu’il deviendra conseiller littéraire des éditions Jamana, fondées par le futur président Alpha Oumar Konaré. La suite, je l’ai évoquée en 2014[4].
Autre trajectoire individuelle : en 1984, Geneviève Patte, qui dirige « La Joie par les Livres » de la Bibliothèque nationale de France se rend à Bamako, dans le cadre de la coopération culturelle franco-malienne. Elle visite à cette occasion les bibliothèques du « projet lecture publique » mises en place par la coopération des deux pays avec une assistance technique française[5]. Comme le rappelait Viviana Quinones, « elle constata que les livres des bibliothèques n’étaient pas vraiment les bons livres “pour le bon enfant au bon moment” »[6]. C’est l’origine de la création du Bulletin de La Joie par les livres, lancé en 1989, et qui deviendra en 1993 Takam Tikou, « j’ai deviné » en langue wolof. Il s’agit initialement de raisonner les fonds africains pour enfants, et l’on est dans le contexte de la rationalisation des politiques documentaires françaises : les réflexions liées au désherbage se multiplient à partir des travaux de Françoise Gaudet et Claudine Lieber[7] et vont toucher les bibliothèques africaines liées à la coopération française. Mais l’époque est par ailleurs à la crise du livre en Afrique, et les ouvrages pour enfants sont essentiellement publiés en France. Il n’y a donc pas de moyen technique d’accès aux livres que « l’autre Konaté » publie au Burkina à la même période, par exemple. Et alors que les bibliothèques se multiplient à travers les réseaux de lecture publique et autres Centres d’Animation et d’Action Culturelle de l’ACCT[8], le livre africain – édition de jeunesse en tête – reste encore tristement inaccessible, encore en faut-il saisir les raisons.
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Lire la deuxième partie du dossier « Les flots du développement » (janvier 2017)
Notes :
[1] « De Simenon au pays dogon, itinéraire d’un voyageur ».
[2] Editions Imprimeries du Mali (EDIM). Cf. « Le livre pour enfants : une ouverture pour l’édition malienne ».
[3] Il ne faut pas confondre ce dernier avec son homonyme burkinabè publiant des œuvres jeunesse à Ouagadougou à la même époque. Le premier ouvrage de cet auteur moins connu, Le caïman, le chasseur et le livre, ou le prix de l’ingratitude est édité à compte d’auteur aux presses de l’Imprimerie Nationale du Burkina Faso en 1986. Cette petite fable d’une quinzaine de pages, comme plusieurs autres ouvrages de « l’autre Konaté » reprennent des éléments de traditions littéraires burkinabè et s’adressent d’abord à un lectorat ouest-africain. Les ouvrages de ce dernier semblent aujourd’hui introuvables.
[4] « De Simenon au pays dogon, itinéraire d’un voyageur ».
[5] Evaluation de « l’Opération lecture publique » au Mali, Mémoire d’Anne Steiner (1990).
[6] « Takam Tikou, une aventure à suivre » .
[7] Gaudet, Françoise, Lieber, Claudine Le désherbage: élimination et renouvellement des collections en bibliothèques. Paris: Bibliothèque Publique d’Information, 1986.
[8] Agence de Coopération Culturelle et Technique, ancêtre de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF).
[…] [Lire la première partie du dossier « Un fleuve aux multiples méandres » [ici] […]