Parle-t-on de BD comme on parle de littérature africaine ?

Par Raphaël Thierry

Je n’aime pas vraiment l’idée d’une « bande dessinée africaine ». Je pense faire une sorte d’indigestion du terme Afrique, Afrique, Afrique dans sa généralité « généralisante ». N’étant pas africain, je ne peux m’empêcher de penser que cette généralisation nous renvoie à une triste époque où Victor Hugo, Onésime Reclus ou bien Jules Ferry pouvaient défendre le rayonnement culturel français à travers l’impérialisme colonial, lequel réduisait l’Afrique à un ensemble « à conquérir », faisant table rase de l’infinité de ses histoires, de ses cultures (écrites et illustrées, notamment) et de l’extrême subtilité des sociétés qui s’y sont développées depuis des millénaires. Il faudra sans doute attendre pour que les travaux de Léo Frobenius, Cheikh Anta Diop et leurs héritiers influencent un changement du discours public en France, à partir du renouvellement qu’ils ont apporté aux approches historiographiques,  au delà de l’inévitable héritage colonial. Et qu’enfin, la perception commune se fasse plus respectueuse des subtilités nationales et culturelles africaines.

Mais il n’y a pas que cela, s’il est question de bande dessinée. Je pense que dans une certaine mesure, la catégorie de « littérature africaine » peut se défendre, car celle-ci s’est en partie construite en tant que corpus et selon des dynamiques qui allaient contribuer à l’histoire postcoloniale, de même qu’à l’histoire du livre. Je ne suis pas historien des littératures africaines, mais des recherches telles que l’immense somme documentaire d’Albert S. Gérard ont participé à établir une catégorie éditoriale qui devait ensuite plutôt servir de socle à la diversification et à une meilleure connaissance des spécificités nationales des littératures en Afrique. Sur ces bases, il n’est pas difficile à la recherche d’aujourd’hui de concentrer ses efforts vers des analyses plus contextualisées, que l’on parle d’espace nationaux, de régions linguistiques ou bien d’aires transnationales. Surtout, la/les littérature(s) africaine(s) s’est (se sont) construite(s) en même temps que les marchés africains du livre, ce qui n’est pas exactement le cas de la BD.

L’histoire de la bande dessinée en Afrique a pour sa part il me semble, été bien différente. La bande dessinée y existait au cours de l’ère coloniale, sous différentes formes et avec différents motifs, mais son essor en tant que genre éditorial a été très contrasté d’un pays à l’autre, et surtout elle est restée longtemps en [très] grande partie attachée à la presse. Elle a par ailleurs été étouffée par le motif humanitaire prévalant depuis les indépendances, synonyme de don de livres publiés ailleurs, et plus encore depuis les années 80 sous couvert de soutien à l’alphabétisation, de don de livres (publiés ailleurs) renforcé, et éventuellement de développement d’une filière éditoriale jeunesse concernant tout d’abord le livre pour les tout-petits. Le développement du livre jeunesse a, j’en ai le sentiment, été au cœur de la coopération culturelle et de l’engagement de certains états (à l’image d’Alpha Oumar Konaré, éditeur avant d’être président du Mali, ou de l’Algérie du début des années 2010) en Afrique depuis les années 1980 ; mais la bande dessinée, publiée sous forme d’ouvrages, a bien davantage été importée en Afrique que produite, et les éditeurs locaux ont longtemps plutôt concentré leurs efforts à destination des enfants. Celle-ci devait [et doit encore souvent] trouver sa place sous la forme de journaux et autres fanzines, ce qui en fait un marché possédant son propre réseau de diffusion, qui ne passe pas toujours par les librairies et autres circuits traditionnels. Dans bon nombre de pays francophones, la bande dessinée a surtout dû attendre les années 2000 pour devenir visible, mais elle reste, encore aujourd’hui, très faiblement publiée sur place par des éditeurs qui ont construit leur propre histoire et établi leurs spécialités depuis le renouveau des marchés africains du livre au cours des années 90-2000. D’autre part, elle est bien trop souvent résumée sur place à un genre pour enfants, le livre illustré s’étant avant tout imposé dans l’espace public à destination des tout-petits. La BD doit donc faire avec [ou contre] ces préjugés.

Il y a une infinité de subtilités et de précisions qu’il conviendrait d’apporter ici. Je laisse cela aux professionnels et autres véritables spécialistes de la BD, et aux généreuses intelligences qui voudront bien contribuer à ce fil de publications. Je voudrais pour ma part simplement exprimer l’idée, qui me semble importante, que la bande dessinée esquisse sa propre histoire depuis ses débuts en Afrique, qu’elle bâtit sa propre linéarité, ses propres dynamiques, propose ses propres modèles novateurs, à l’image des éditions Ago Media au Togo qui se projettent aujourd’hui sur smartphones. Puisque la BD a longtemps été un genre marginal en Afrique francophone, et qu’elle tend aujourd’hui a s’imposer comme un genre à part, ne répondant pas forcément aux modèles que l’on connait ici en France, il me semble que celle-ci a tout à gagner à continuer sur cette lancée. Et puis, la bande dessinée africaine n’existe peut être pas comme genre « général » hors de France (ou hors d’Afrique). Au Cameroun par exemple, une bande dessinée est avant tout liée à un label comme le A3 ou le « Mouvement des Auteurs Camerounais de la BD » qu’à un corpus continental au fond bien peu visible. En cela, la BD dessine sa propre histoire et offre l’avenir que veulent bien lui donner ses créateurs, parfois autant opérateurs culturels qu’artistes du 9ème art.

Voilà pourquoi je ne crois pas qu’il convienne de véritablement parler de « bande dessinée africaine » comme on peut parler de « littérature africaine ».

 


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