Un peu moins d’un an après la fondation de la maison d’édition Ifrikiya à Yaoundé, nous nous entretenions avec les éditeurs François Nkémé (directeur des éditions Ifrikiya) et Joseph Fumtim (directeur de la collection Interlignes). L’entretien portera aussi bien sur la question du travail éditorial que du marché du livre au Cameroun. Suite et fin de l’entretien.
F.N. Il faut faire la différence entre une aide à la création et une aide à l’édition. On ne peut pas dire « nous voulons faire des livres, nous voulons des livres au Cameroun alors on donne de l’argent aux auteurs », ça c’est une aide à la création : on veut des livres et on donne de l’argent aux auteurs, c’est tout à fait anormal. Il faut, à un moment donné, qu’il y ait plus de transparence, que l’éditeur puisse s’asseoir et être présent dans cette commission : l’éditeur est une personne visible, un individu qui vit au quartier et qui n’a pas de personnalité juridique, or, il n’est pas impliqué, il faut qu’il puisse au moins signer un contrat, que ce soit dans le cas de livres culturels ou de livres scientifiques. On a l’impression que le flou entretenu permet à certains de se remplir les poches. Après un contrat dûment rempli par l’éditeur, il est plus difficile de détourner de l’argent, alors que pour un auteur c’est plus facile. Cet argent donné ne produira pas de livres, et ils le savent, parce que ces livres on ne les voit généralement nulle part, ils ne sont pas présents dans les librairies. Et ils continuent d’injecter de l’argent.
J.F. Et j’ajoute – ce qui m’engage – que parmi ces commissions qui homologuent et sélectionnent les ouvrages à soutenir par le ministère, certaines personnes ont une expertise littéraire contestable. Je le dis, car non seulement certains d’entre eux sont contestables, mais le produit même de leur travail est lui-même contestable. Des livres que les Camerounais connaissent, aucun n’a jamais été publié grâce à ce compte-là. Ce compte d’affectation finance des publications depuis environ cinq ans, et ils ne peuvent pas lever le petit doigt pour signaler un seul livre qui fasse autorité, qui fasse l’objet d’une certaine crédibilité. Ce sont des livres publiés par des amis.
F.N. Il y a une certaine négligence des pouvoirs publics, lorsque l’on prend une mesure comme l’estampillage du livre sans prendre la peine d’entrer dans les structures, c’est totalement aberrant. Ils n’entrent pas dans les structures du livre pour voir comment celles-ci fonctionnent, avant de prendre des taxes, mais insistent en disant « on a besoin d’argent, il va falloir vous taxer », encore faut-il aller voir comment les éditeurs vivent, entrer dans leurs comptes, s’il n’y a pas de commission qui entre dans les comptes pour voir la marge que réalise l’éditeur, ses ventes au Cameroun, et que l’on décide à un moment donné d’estampiller, mais c’est comme si tout était alors fait pour tuer le livre au Cameroun !
J.F. Ce qui est d’autant plus gênant à ce sujet c’est qu’à aucun moment les éditeurs n’ont été consultés, vous ne signalerez aucun éditeur camerounais qui puisse lever le doigt pour dire qu’il a même eu vent de l’idée de l’estampillage du livre. La décision est tombée du ministre, soudainement. Ce n’est qu’une décision unilatérale. Je ne suis pas là pour discuter, contester les lois de la république mais je pense que la loi est différente d’une décision du ministre. Si l’on me disait que la décision de l’estampillage provient de l’Assemblée Nationale, je serais moins à l’aise pour contester, je comprendrais que si des députés ont pu faire cela, ils ont peut être aussi prévu de compenser par une autre mesure. Mais ce n’est qu’une décision du ministre. L’erreur c’est que l’on veut nous faire croire que c’est « presque » comme une constitution. Donc pour résumer, l’enjeu principal, c’est la sécurisation du métier de l’éditeur, du livre et de ses métiers. D’autre part, les droits d’auteur interviennent pour aider le secteur à survivre et non pas pour aider le secteur à mourir. C’est pourtant ce qui se passe en ce moment.
F.N. Cela pose aussi le problème du statut même du livre : est-ce que l’édition a même un statut au Cameroun ? Je ne crois pas. Elle est tantôt assimilée à l’imprimeur, tantôt assimilée à l’auteur… même le cadre juridique dans lequel le livre évolue aujourd’hui ne définit pas bien le statut de l’éditeur qui est, rappelons-le, le responsable du projet que l’on appelle livre. Or, légalement il n’est pas considéré comme le responsable : tantôt on l’assimile à l’imprimeur, tantôt on le confond à l’auteur, on nous appelle même des « éditorialistes ». Cela signifie qu’il y a une méconnaissance totale de l’activité, c’est un métier neuf aujourd’hui, et les gens qui sont amenés à réfléchir dessus n’en maîtrisent ni les tenants ni les aboutissants.
Je milite pour une meilleure collaboration, une meilleure compréhension de ce qui se passe sur le terrain, et la meilleure façon de le faire ce n’est pas d’aller lire les rapports, ce n’est pas d’aller rencontrer des gens qui sont dans des bureaux, c’est de descendre sur le terrain, de venir aux dédicaces des auteurs, au besoin, d’aller rencontrer les imprimeurs.
J.F. Je voudrais d’ailleurs m’intéresser particulièrement à la question des organismes et institutions qui aident le gouvernement camerounais à se pourvoir en matière de livres. Nous avons souvent l’impression de ne pas être compris par ces derniers, l’impression, qu’ils ne connaissent pas la réalité du travail sur le terrain. Nous avons eu plusieurs fois des réunions avec les structures de la coopération des pays amis qui soutiennent le Cameroun au niveau culturel et précisément le livre. Nous avons pris conscience de ce net décalage, et c’est ça qui peut, peut-être, justifier que ces derniers évoluent souvent avec des poncifs qui ne fonctionnent pas. Il faut le signaler, les éditeurs camerounais, peinent beaucoup à s’adresser à la coopération étrangère. Quelqu’un pourrait contester ce que je suis en train de dire, mais quand j’observe l’intervention que les coopérations étrangères ont dans d’autres pays, comme le Burkina Faso, le Congo, le Gabon, le Tchad… et quand je regarde la faune des auteurs au Cameroun, je trouve que le rapport est quand même inversement proportionnel. Les coopérations étrangères quand elles reçoivent les auteurs ou les éditeurs camerounais devraient prendre ces démarches au sérieux, et en peser les raisons, au lieu de dire «Allez voir votre ministère de la culture». Compte tenu de ce que nous vous avons décrit plus haut au sujet du ministère, vous conviendrez qu’il n’y a pas beaucoup d’espoirs de ce côté-là… Je préconise une vive collaboration entre les pays amis et les acteurs sur le terrain, et je leur conseillerais de plus se méfier des acteurs « sur le bureau » et, enfin, de croire à la jeunesse. Tout jeune Camerounais ne veut pas aller en Europe comme on peut le dire. A Ifrikiya, n’en sommes-nous pas la preuve ? Et nous sommes nombreux, je pourrais citer beaucoup d’autres personnes qui vont en Europe et qui rentrent ensuite. Tous les jeunes ne veulent pas aller en Europe, et il y a un certain nombre d’idées reçues à ce sujet. Je milite pour une meilleure collaboration, une meilleure compréhension de ce qui se passe sur le terrain, et la meilleure façon de le faire ce n’est pas d’aller lire les rapports, ce n’est pas d’aller rencontrer des gens qui sont dans des bureaux, c’est de descendre sur le terrain, de venir aux dédicaces des auteurs, au besoin, d’aller rencontrer les imprimeurs. Je me demande parfois si les gens qui aident l’édition au Cameroun ont même déjà mis les pieds dans une librairie camerounaise, pour voir dans quelles conditions nous travaillons, ont-ils déjà fréquenté des éditeurs ? Ont-ils vu dans quelles conditions nous travaillons pour pouvoir produire des livres, pour pouvoir organiser les sorties ?
R.T. Quelles sont les structures qui vous permettent, en tant qu’éditeur, de faire valoir vos droits au Cameroun ?
F.N. Il y a le Réseau des Éditeurs Camerounais qui a environ deux ans et dont nous somme membres. Avant, il y avait l’Association des Éditeurs Camerounais qui a fonctionné pendant huit années, mais à la suite d’un problème à la présidence (un membre ne voulait pas céder sa place à la tête de la présidence), l’association a implosé, à cause d’intérêts personnels et égoïstes, au détriment de l’intérêt de la profession. L’association des Editeurs du Cameroun avait pourtant permis à des professionnels de bénéficier de formations avec l’APNET (ndlr : l’African Publisher Network). J’ai par exemple été en Tunisie grâce à ce réseau. Il y a eu des séminaires internationaux sur le droit de l’édition, la diffusion du livre en Afrique centrale, qui ont été organisés ; j’ai pu me rendre à tous ces séminaires là. Aujourd’hui le Réseau des Editeurs Camerounais est farouchement opposé à l’estampillage, mais il faut malheureusement dire, lorsqu’on parle de ce réseau, qu’il y a plus de gros éditeurs qui font dans le scolaire et qui basent leur chiffre d’affaire du livre scolaire. Or les livres scolaires ne sont plus prêts à s’investir dans la promotion de littérature. La conséquence directe est qu’à un moment donné, il y a une édition à deux volets : une première essentiellement économique, et la seconde, la petite édition, qui s’efforce de porter la culture, mais qui n’en a pas les moyens. Généralement, pendant la période de rentrée scolaire, les éditeurs qui n’ont pas de livres ne se sentent pas obligés de participer aux réunions, parce que l’on va parler pendant trois ou quatre mois essentiellement du livre scolaire.
J.F. Le problème est que lorsque le livre scolaire est concerné, les éditeurs en question sont là, mais quand il y a d’autres enjeux comme, par exemple, la promotion de la lecture, ils sont carrément absents. Au niveau de l’Association des Editeurs, il faut comprendre une chose : l’État camerounais n’a pas suffisamment donné de place à l’association, les camerounais commencent tout juste à se l’approprier alors que la loi autorisant la liberté d’association existe depuis 1990 au Cameroun ; mais il a fallu attendre les années 2000 pour que les textes d’applications sortent enfin. De par la nomenclature juridique même, on ne voit pas suffisamment de visibilité pour les associations. C’est très facile pour un préfet de signaler « il y a une association », mais en revanche, la part que le gouvernement devrait investir pour que ces associations existent et travaillent, est inexistante. Ce qui fait qu’au Cameroun, pour pouvoir assumer son rôle d’association, pour véritablement se constituer en association et en contre-pouvoir, il y a deux étapes : la création de l’association, puis être reconnu d’utilité publique, pour pouvoir même gagner une subvention, car en l’état actuel, si le Réseau des Éditeurs Camerounais arrivait à obtenir de l’appui, même d’une entreprise camerounaise, cette association ne recevrait pas de subvention, parce que, dès l’établissement du statut, c’est fermé, il ne devait pas avoir de soutien financier. Ce n’est qu’après avoir fonctionné pendant cinq ans, après être passé devant une commission qui agit de façon discrétionnaire, que vous devenez, soit une au ONG, soit une association reconnue d’utilité publique. Et je vous assure que je connais des associations qui, depuis 2000, sont actives sur le terrain, montent des dossiers, et tout ce que l’on peut imaginer, mais qui restent encore bloquées pour recevoir une subvention, quelle qu’elle soit. Il faut comprendre dans quel état financier une telle association peut agir, et vous imaginez quelle peut être la minceur de son impact en tant que contre-pouvoir.
R.T. Vous avez parlé de la Tunisie et de l’APNET, pensez-vous que l’édition camerounaise doive aujourd’hui nécessairement passer par une dimension panafricaine pour exister ?
F.N. Je crois que nous devons effectivement sortir du carcan camerounais, que nous devons nous ouvrir. D’abord, dans l’intérêt du Cameroun, une édition que veut se développer a besoin d’un large public, forcément et il y a un public francophone, qui est large, et qui pourrait nous permettre de publier de grosses quantités de livres, de nous projeter dans une édition à grande échelle qui nous permette un développement. Or, notre société ne lit pas encore, le travail que nous faisons de promotion de la lecture portera ses fruits dans peut-être dix ou quinze ans, et je pense qu’il faut absolument viser panafricain pour s’en sortir.
J.F. Systématiquement parlant, je crois que le cloisonnement que l’on faisait avant entre édition camerounaise et littérature camerounaise n’a plus de sens. Les enjeux commencent à être globaux. Bon gré mal gré. Je pense qu’il faut regarder les choses avec plus de hauteur pour pouvoir saisir les véritables problématiques, pour saisir d’autres opportunités. Un de nos best-sellers en ce moment est un livre sur le Darfour, ça aurait étonné quelqu’un de voir un éditeur camerounais publier un ouvrage sur la question et c’est en ce moment un des livres qui passent le mieux sur le marcher camerounais. Comme vous le savez, la guerre du Darfour a provoqué ce que l’on voit en ce moment au Tchad, c’est plutôt le Cameroun qui gère les réfugiés Tchadiens, il y a certaines organisations internationales qui intervenaient au Darfour qui en ont été chassé par les hostilités et qui vivent à Koussery, en terre camerounaise. Ne serait-ce que sur ce plan-là, nous ne pouvons plus regarder le Darfour comme étant quelque chose qui ne vous concerne pas.
R.T. Parvenez-vous à vivre de votre métier ?
J.F. La question est difficile. Cette question, nous l’avons beaucoup plus prise comme un impératif, que comme une question, à savoir que nous devons vivre de notre métier d’éditeurs. Nous ne saurions plus dire précisément comment nous sommes arrivés là-dedans, nous nous sommes simplement retrouvés dans ce métier, en nous demandant parfois si nous devions en sortir ou continuer. Nous sommes restés. Et nous ne nous posons plus tellement la question de savoir si nous vivons de cela. Nous nous obligeons à trouver tous les jours des voies et moyens, et toutes les opportunités possibles. Vous le savez, et j’abordais déjà ce problème quand nous nous sommes rencontrés en France (ndlr : à Marseille en 2006, lors d’une conférence organisée par l’association Africum Vitae) : quel est le rêve d’un jeune Camerounais qui arriverait en France aujourd’hui ? Pour notre part, nous sommes allés en France, François est allé à Genève, en Suisse, au pays des richesses financières, Jean-Claude (ndlr : Jean Claude Awono, directeur de la collection Ronde) est également allé dans tous ces pays. Et nous sommes rentrés. Finalement je ne me pose jamais la question de savoir si je vis de l’édition, je travaille, je suis voué à faire de l’édition.
F.N. C’est-à-dire que c’est une passion, nous nous efforçons chaque jour de pourvoir en livres, même si nous n’en vivons pas totalement aujourd’hui. Mais nous croyons que d’un certain point de vue, nous sommes utiles et que, logiquement, les choses vont changer, cela va prendre du temps pour que les gens aient une autre perception du livre, mais nous pensons que nous serons dans les premiers à profiter de cette nouvelle orientation du livre. C’est pour ça que nous sommes là, les beaux jours sont demain, nous y croyons.
Un entretien réalisé à Yaoundé, le 12 février 2008 dans les locaux des éditions Ifrikiya
R.T., pour la rédaction EditAfrica